Amis et vrais amis

1960-1969

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Beat, photo d’identité, années 1960 (g) – L’île aux scorpions, 1961 (d)

Dans ce début des années soixante, Beat ne manquait tout de même pas de soutiens sur la place de Paris. Il avait cherché un marchand pour s’occuper de vendre ses œuvres, et il avait finalement signé un contrat avec le galeriste Abel Rosenberg, installé dans le VIe arrondissement, au 8 rue Jacques-Callot. La Galerie Abel Rosenberg représentait principalement des peintres de la Nouvelle École de Paris, Aberdam, Aldine, Tal-Coat, Lanskoy … Les archives de la famille Zumstein n’ont gardé aucune trace des relations entre Abel Rosenberg et Beat, sinon que ce dernier traitait le galeriste de « voleur », ce qui est un grand classique des relations entre un peintre et son marchand

Aux franges entre relations personnelles et relations d’affaires, un mélange caractéristique du monde de l’art, Beat noue à cette époque quelques amitiés fidèles et parfois utiles : de jeunes collectionneurs qui aiment son travail, qui lui achètent régulièrement des toiles, et payent parfois en plusieurs fois quand elles sont trop chères pour eux. Il y a parmi eux quelques « noms » : Michel Lemonnier, que Beat a connu à la Cité Universitaire, brillant, très cultivé, journaliste qui finira sa carrière au fameux restaurant d’Oustau de Baumanière, au Baux de Provence, à s’occuper des affaires du chef étoilé Raymond Thuilier ; l’écrivain Edouard Mattei ; le mathématicien Pierre Rosensthiel ; le polytechnicien Bernard Silion ; le politicien Charles Salzmann, ami et futur conseiller de de Mitterrand. Tous ces personnages auront acheté plus ou moins régulièrement des toiles à Beat, et l’auront visité à titre amical. Par ailleurs tous ces gens ne se fréquentent guère entre eux, sauf à se saluer aux vernissages de Beat : ce dernier cultivait l’amitié personnelle et n’a jamais entretenu de « cercle ».

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Rue Saint-Lazare, Beat et son ami et collectionneur Pierre Rosenstiehl (g) – A un vernissage, Beat et sa pipe (d)

Dans cet entourage assez éclaté se distingue la figure d’Yves Vidal, le brillant président de Knoll International. Fabricant d’ameublement basé à New York, Knoll révolutionne depuis la fin de la guerre le monde de la décoration intérieure, et redéfinit ce qu’on entend par « design » contemporain, sous l’influence des lignes froides et pures de l’architecture moderne.

Depuis quelques années, Knoll avait amorcé une nouvelle révolution, dans l’agencement de ses magasin cette fois : il s’agissait non plus de montrer simplement les meubles, mais de les mettre en situation, tels qu’ils pouvaient se présenter dans une habitation. « La plupart des gens ne comprenaient pas du tout ce que nous vendions au juste. Pour la première fois, les meubles étaient présentés en situation, et non avec toutes les chaises d’un côté, et toutes les tables de l’autre. On les groupait ensemble comme dans un bureau ou un salon, avec des fleurs et des plantes vertes, si bien que les gens disaient : « Mais qu’est ce qu’ils vendent au juste ? Des fleurs et des plantes vertes ? » » (Yves Vidal, Knoll International)

Dès sa nomination en 1951 à la direction de Knoll Paris, Vidal adhère au style de la maison, et y appose sa marque propre. Epaulé par son collègue et compagnon, le décorateur Charles Sévigny, Vidal fait progressivement évoluer l’esthétique froide, austère, efficace et très « Style international » du Knoll des débuts, en une image renouvelée du luxe, bien plus riche et ambigüe. Yves Vidal et Charles Sévigny imposent aussi leurs goûts propres, en particulier le mélange des genres et des époques, une pratique plutôt révolutionnaire dans les années cinquante. Dans ses expositions, ses catalogues et ses documents promotionnels, Knoll s’attache désormais à démontrer que le mobilier moderne peut harmonieusement coexister avec les styles du passé. Il s’agit également là d’une tactique commerciale. Contrairement à Knoll USA, la maison mère, qui vise principalement l’entreprise et l’univers du bureau, Vidal cible en premier lieu l’univers résidentiel, où la cohabitation de l’ancien et du moderne est bien plus pertinente. Il n’hésite d’ailleurs pas à proposer ses résidences privées en exemple pour présenter ses produits, dans les brochures et les catalogues maison : un moulin du XVe siècle en Champagne, une citadelle du XVIe siècle au Maroc, près de Tanger, tous exclusivement meublés de Mies vans der Rohe, Saarinen, Platner et Bertoia.

Pour toucher une clientèle aisée recherchant la nouveauté, ce qu’on appellerait aujourd’hui des « influenceurs », Vidal installe Knoll Boulevard Saint Germain, et multiplie les cocktails, les vernissages, les événements culturels. Knoll devient synonyme de faste, de fête continuelle, et les retombées en termes de notoriété sont considérables. La publicité rédactionnelle abonde, fournie gracieusement par des journalistes choyés. Il faudra attendre 1967 et le rachat de Knoll par le groupe financier américain Walter Heller qui met son nez dans les comptes, pour voir le début de la fin de cette fabuleuse époque. Vidal démissionne finalement en 1972.

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[Composition], 1960 (g), et [Composition], 1961, (d) ancienne coll. Yves Vidal

Dès le début des années soixante, Yves Vidal découvre et apprécie la peinture de Beat. Il l’honore même de son amitié, et lui achète de nombreuses toiles et des sculptures, notamment la « Judith » de 1950, en bois recouverte d’aluminium, et même une « statue à tête coupée » qui est apparemment une version « écourtée » de la « Zeitlose (L’intemporelle) » en bois de 1950 – dans les années 1980, Beat vendra à Meret et son mari Ted Schaap une autre version encore, sans tête également, au grand dam de Colette et des enfants, qui l’adoraient. En 1960, puis en 1962, en 1963 et en 1969, Beat se voit gratifié d’une exposition chez Knoll, preuve d’une faveur insigne. Malheureusement, ce type d’exposition ne semble pas devoir générer de catalogue, et les archives de Knoll conservées aux Etats-Unis n’ont rien gardé de cette période, par réprobation sans doute. Impossible donc de savoir s’il s’agit ou non d’expositions personnelles, et quelles sont les œuvres présentées.

Il nous en reste une anecdote savoureuse, quoique impossible à dater, entre les expositions de 1963 et de 1969. Le jour du vernissage, alors que tous les tableaux sont accrochés, et que Beat se promène d’une salle à l’autre en attendant l’ouverture, il avise un couple de jeunes garçons en train d’installer deux plantes vertes de part et d’autre d’une de ses œuvres. On ignore si les plantes cachent les œuvres, ou quelle offense artistique provoque l’ire de Beat – reste qu’il interpelle les deux garçons qui refusent de ranger leur décoration, au nom d’une autorité supérieure présentement introuvable … Bref, Beat décroche tous ses tableaux, hèle un taxi qui passait par là, et envoie le vernissage à tous les diables.

Que conclure de cette anecdote ? Que Beat n’avait pas compris que ses toiles servaient en fait à vendre des meubles … Ou des plantes vertes ? On trouve pourtant un tableau de 1969 reproduit dans un catalogue Knoll de la même date, affublé d’un fauteuil avec repose-pieds, un vase de fleurs et un buste de Bouddha sur une table chinoise, un téléviseur et un chien.

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[Composition, circa 1969], dans Knoll, catalogue 1969