Beat déménage
1963-1967
En juillet 1963, Beat retrouve Colette, par pur hasard, et parce que « Paris est tout petit … ». Convié à une fête par le critique Pierre Restany, avec qui il polémique fréquemment, Beat se retrouve en fait au cocktail dinatoire du mariage du frère de Colette, Roger Lévy. Médecin, grand ami de Restany, Roger est même témoin à son mariage en 1955. Pour son propre mariage, Roger invite donc le ban et l’arrière-ban du monde de l’art parisien. Ainsi Beat et Colette se retrouvent-ils face à face, une coupe de champagne à la main, et se remettent ensemble, aussi simplement qu’ils s’étaient quittés.
En août 1964, Beat reçoit le courrier qu’il redoutait de la part de l’Ambassade suisse : une injonction de vider les lieux du 28 rue de Martignac au 31 décembre. Il tente tous les recours possibles, mais le sort de l’atelier semble dépendre désormais de la Confédération Suisse, qui se montre inflexible : « les autorités fédérales insistent pour que vous quittiez les lieux les 31 décembre au plus tard et elles me prient de vous faire connaitre qu’aucun délai supplémentaire ne vous sera accordé » (Lettre du 19 novembre 1964). Ayant épuisé tous les recours imaginables, y compris le service des mal-logés de la Préfecture de Police de Paris, Beat décide de s’accrocher tout bonnement à son local jusqu’à ce qu’on se décide à l’expulser.
Enfin presque deux ans plus tard, le 25 avril 1967, un huissier muni d’un avis d’expulsion commande à Beat de « faire place nette » ; selon le procès-verbal, Beat répond sobrement « Je suis prêt à partir » ; après quoi l’huissier procède au séquestre dans les lieux de « Quarante et une toiles diverses ; une collection de pierres ; trois cartons contenant des dessins et aquarelles ; un vieux sommier avec matelas et couvertures ; une chaise ; une sculpture en bois. » A lire cet inventaire succinct on peut supposer que Beat a déjà déménagé son matériel de peinture, probablement stocké au domicile de Colette, rue de Verneuil.
Mais l’exil du peintre ne dure guère : quatre mois plus tard, le 7 août 1967, Beat écrit triomphalement à ses parents : « J’ai trouvé dans le quartier historique un atelier géant, au 67, Boulevard [sic] St-Honoré ! » Il s’agit bien sûr de la rue Saint Honoré, près du Palais Royal, et non du boulevard, qui n’existe pas. L’espace en question, un appartement de 3 pièces au 2e étage, est effectivement vaste, sinon confortable, et le loyer de 500 Fr est accessible, quoiqu’un peu lourd pour la bourse du jeune couple. Car au plan économique la situation est plutôt tendue, et de façon chronique : en témoignent dans ses papiers la présence de nombreux commandements d’huissier, derniers avis avant saisie, et avis de retards chronique du paiement des impôts. A l’évidence Beat est plutôt détaché des réalités administratives ; mais au-delà de cela, malgré l’aide régulière de ses parents, il ne gagne pas assez d’argent pour vivre.
La plupart du temps, une bonne fée est là pour empêcher la catastrophe ou la saisie : « Le problème, c’est que je faisais tout et je payais tout, rapporte Colette. Je travaillais pour la télévision à partir des années 70, je faisais des documentaires. Je me suis tuée au travail, et l’argent n’était jamais suffisant. Quand on allait en vacances, c’était dans une bergerie chez les Bretons, jamais dans un endroit où je pourrais me reposer. » Tout au long de leur vie commune, Colette entretiendra à elle seule financièrement le couple, puis les enfants ; à cela s’ajoutera ce qu’on appelle aujourd’hui « la charge mentale » de devoir prévoir et gérer seule les aléas de la vie, et la charge très classique mais non moins injuste et pénible du ménage quotidien.
Or la personnalité de Colette n’a rien de classique. Son sens esthétique affûté la rend particulièrement coquette, et revendiquée comme telle – ce que Béat ne remarque jamais, à son grand dépit. Dans son univers affectif, un objet jouit d’une place à part : sa voiture, une Volkswagen rouge, puis une verte, symbole et l’instrument de sa liberté. En Algérie, elle conduisait sans permis une vieille Jeep pour aller à la plage. A Paris, avec le permis, elle saisit la moindre occasion de partir, dès la première heure des vacances, toujours seule. Aussitôt elle branche l’autoradio et avale joyeusement les kilomètres en direction du Sud, du soleil de la mer. Avec Beat, ils font aussi « route à part », chacun jouissant en toute liberté de vacances en solitaire.
Il existe deux exceptions à cette règle. Une fois, on l’a vu, Beat emmène Colette à Tolède. En revanche elle n’aura jamais connu les charmes d’Idania, car Beat cesse d’y séjourner à partir de 1964, sans qu’on en sache précisément la raison – Peut-être s’est-il fâché avec Michael Noble, dont il estime fort peu la sculpture ; avec son sens relatif de la diplomatie, il n’a sans doute pas pu s’empêcher d’exprimer son opinion.
Puis en août 1965, une expédition en Crète fait à Beat l’effet d’un choc comparable à celui ressenti à Tolède, et lui fournit un lot renouvelé d’images et de sensations méditerranéennes (« ich bin in einem wundervollen Ort gelandet » « J’ai atterri dans un pays merveilleux », écrit-il à ses parents). Né en Crète et mort à Tolède, El Greco est plus que jamais le héros de sa mythologie personnelle. Témoin de l’empreinte de la Crète sur sa création, le C.V. sans date dont nous avons parlé indique pour l’année 1966 : « Peinture avec des souvenirs très libres de la Crète et du portrait ». Et une série de six toiles de 1968 portent ce titre : Lieux familiers à Dominikos Theotokopulos, enfant (Domíniko Theotokópoulos dit El Greco).
L’année suivante, en août 1966, Beat retourne en Crète, cette fois avec Colette : comme pour Tolède, il tient à partager son émerveillement, ce qui ne manque pas de se produire. Le couple sillonne la montagne en tous sens ; ils dorment dans les villages, chez l’habitant, enroulés dans une couverture sur les toits en terrasse des maisons, ou serrés l’un contre l’autre dans des grottes. Après les Andalous, Beat découvre avec les Crétois un nouvel idéal ethnique imaginaire : des méditerranéens montagnards, qui tournent le dos à la mer.