Colette
1953
« Un jour de l’année 1952 ou 1953, je remontais une rue très en pente qui descendait de la Cité Universitaire, quand un vélo freina juste devant moi : c’était un jeune homme, l’air égaré, qui me hélait en agitant sous mon nez un vieux soulier, avec un accent si épouvantable que je comprenais un mot sur deux. Je me moquais de lui, car je suis un peu moqueuse. Finalement, avec un peu de bonne volonté de part et d’autre, je compris qu’il cherchait un cordonnier, et que nous habitions tous deux à la Cité U. Je l’ai revu plusieurs fois à la cantine, et comme contrairement aux apparences c’était un charmeur, je fus charmée … »
Voici comment Colette Lévy, future Colette Zumstein, future épouse de Beat et mère de ses deux enfants, relate leur rencontre. Elle a tout juste 22 ans, et Beat 25. Séfarade d’Oran, brune, mince, le visage fin, elle ressemble à ces femmes qu’il a dessiné au Maroc et en Espagne. Coquette à la parisienne, bien mise en toutes circonstances, indépendante et vive d’esprit, elle suit des cours de sociologie à la Sorbonne et se passionne pour le théâtre. Un jour, Beat se laisse entrainer par le frère de Colette pour rejoindre le pèlerinage de Chartres – toujours sa vieille passion pour les cathédrales. Et le jeune couple mixte protestant et juif – tous deux passablement incroyants par ailleurs – se retrouve aux étapes à dormir dans la paille, entourés de curés.
Mais l’aventure la plus exotique dont Colette se souvienne est sans doute son voyage en Suisse, dans la famille de Beat. Considérée comme une Africaine, ce qui n’était pas faux, elle a le sentiment d’être une bête curieuse. Pour sa part la pudeur et la distance des relations humaines, tout comme les maisons sombres et saturées de bibelots, la laissent profondément perplexe – et réciproquement : à Berne, on se souvient encore avec des yeux ronds de cette femme qui marchait pieds nus !
Cela dit l’accueil de la famille est globalement chaleureux, selon les normes locales : davantage chez la mère que chez le père, davantage chez le frère que chez les parents, davantage chez les amis que dans la famille. A cette occasion Colette fait la connaissance de Meret, qui l’accueille à bras ouverts, et de la famille Benteli. Elle garde un souvenir émerveillé de leur ravissante « maison » sur pilotis au bord du lac de Morat, entièrement décorée par Meret elle-même de grands dessins dans la lignée de Paul Klee, et qui couvrent les murs de chaque pièce : un monde d’opulence et de beauté, tout un pan de l’univers de Beat qu’elle ne soupçonnait pas, et auquel elle se trouve soudain associée.
Beat a réussi à trouver un atelier dans les locaux de la Cité U., qu’il partage avec un anglais. Colette y passe bientôt l’essentiel de son temps libre. Elle regarde Beat travailler et elle l’écoute parler : il est incroyablement bavard, très cultivé, passant d’un sujet à l’autre, avec un désir manifeste de fasciner, de captiver. Deux ans plus tard, en 1955 ou 1956, Beat rend la politesse et suit sa compagne en Algérie pour rencontrer sa famille dans toute son extension, proche et lointaine. Beat parvient à échapper à l’hospitalité débordante des oncles, tantes et cousins, pour explorer l’Algérie profonde. Lors de ces expéditions solitaires il découvre notamment la ville mauresque médiévale de Tlemcen, au sud-est d’Oran.
Pour Colette, l’enjeu du voyage est surtout la présentation de Beat à sa mère, une femme remarquablement ouverte, dotée d’un sens esthétique très développé, touchant tout autant l’art que la Nature ou les gens. Dès les premières rencontres le charme de Beat agit, et la mère glisse à l’oreille de sa fille « Cara de luz ! » c’est-à-dire « visage de lumière » en tétouanais, le dialecte des Juifs d’Oran, dérivé de l’Espagnol – car les ancêtres de Colette viennent de Tolède. Ce lien entre le Maghreb et l’Espagne médiévale parle fortement à l’imaginaire de Beat