Le « squatter » de la rue Martignac

1955-1956

ZUM 25DOCS 038 x2
Beat Zumstein en 1955/56 (g), et [Portrait, esquisse au crayon], sans date (d)

En juin 1956, Beat expose quelques peintures à Puteaux, rue de la République, chez le fameux Camille Renaud. Surnommé « Big Boy », « le Père Renault» ou « Gargantua », en référence à ses confortables 190 kg, ce cuisinier-marchand d’art-mécène-collectionneur est l’âme du Groupe de Puteaux, qui rassemble autour de son établissement un aréopage de peintres néo-cubistes : Jacques Villon, František Kupka, Fernand Léger, Albert Gleizes, Jean Metzinger, André Lhote, Marcel Gromaire ….

Passionné de peinture, Renaud propose volontiers aux artistes faméliques un « contrat » sur mesure : 100 repas contre un tableau. Dans les années cinquante, son restaurant est un des rendez-vous privilégiés des artistes et intellectuels parisiens, et il n’est pas rare d’y croiser Jean-Paul Sartre, André Malraux ou Albert Camus. Même s’il n’appartient pas au Groupe de Puteaux, Beat dont la peinture trahit à cette époque une forte tentation cubiste, n’est aucunement déplacé dans ce contexte (Voir ci-dessous la vue de Tolède titrée successivement Komposition, Ville ancienne et Impressions d’Espagne, et qui illustre le carton d’invitation de l’exposition Zumstein chez Camille Renaud).

A force de solliciter le réseau d’entraide suisse à Paris, officiel et officieux, Beat finit par dénicher la perle rare : un local propre à servir d’atelier, dans Paris intra-muros. Il s’agit d’un local situé au dernier étage d’un immeuble appartenant à l’ambassade de Suisse, au 28, rue Martignac, dans le quartier des ministères : pas le plus artiste des quartiers, mais à cheval donné on ne regarde pas les dents.

Car Beat fait preuve d’une obstination remarquable pour obtenir ce local, à titre gratuit. Dans un premier temps on le lui refuse, car « le sort de cet immeuble n’étant pas réglé, (…) il n’est pas opportun de prendre maintenant un engagement qui, d’avance, lierait la Confédération » (Lettre de la Légation de Suisse en France, le 13 juillet 1955). Puis, en novembre 1956, à la suite d’on ne sait combien de démarches,  l’Atelier est mis provisoirement et gracieusement à la disposition de Beat par la Légation Suisse, à deux conditions : ne pas l’habiter, et le restituer dans les meilleurs délais quand commenceront des travaux prévus « avant la fin de cette année ».

Ceci suppose que Beat n’occupe l’atelier qu’un mois ! De surcroit, il doit s’engager formellement et par écrit à respecter ces conditions draconiennes. Beat se garde bien de le faire. Il se fait plusieurs fois rappeler à l’ordre, et répond chaque fois par des courriers parfaitement évasifs. Enfin, selon toute apparence, l’Ambassade baisse les bras, sans doute parce-que les travaux prévus se trouvent repoussés aux calendes grecques. Beat finit par se faire domicilier dans ce local qu’il était censé ne pas habiter. Cette situation de « squatter de l’art » durera dix bonnes années

La peinture de Beat suit son chemin, qu’il parcourt avec obstination et grande concentration. Les motifs en mosaïques, traités en trois dimensions, se résolvent en architectures réelles ou rêvées (Ségovie, 1956). Souvent, un visage de femme au premier plan impose une lecture figurative opposant un personnage et un fond, en contradiction féconde avec le traitement néo-cubiste de la toile (Tolède 1956. Ségovie, circa 1953.) Beat est également fasciné par les forêts, ou plutôt les fouillis végétaux dont il représente volontiers la dynamique anarchique et vitale. Dans ce cas encore l’efflorescence des arbres et des lianes révèle souvent en arrière-plan un paysage, avec une ligne d’horizon, un ciel, marqueurs d’un ancrage dans la figuration. Mais souvent ces toiles végétales se passent de tout contexte, et marquent un pas de plus vers l’abstraction pure.

Apparemment, dans les années 1953-1960, Beat mène toutes ces recherches en parallèle, comme s’il voulait épuiser l’ensemble du sujet. De fait, on constate chez lui une puissance croissante de sa verve abstraite, et un effacement progressif des éléments figuratifs qui se voient cantonnés au rôle de marqueurs, purement fonctionnels. Ainsi dans Petit Château (1958), l’image du petit bâtiment se reflétant dans l’eau est quasiment phagocytée par les lignes noires et les courbes d’une végétation d’hiver dont la couleur en camaïeux de verts envahit toute la surface de la toile.

Il ne faudra pas attendre bien longtemps pour que Beat saute le pas et se déclare artiste abstrait. Pourtant, il prendra soin de revendiquer toujours un ancrage oblique dans la représentation figurée du réel, et par là, une fidélité obstinée à l’esthétique contradictoire qui fait sa singularité.