Un cheval noir

1957-1966

Beat, qui se cherche encore en tant que peintre, tend de plus en plus nettement vers l’abstrait. Un brouillon de curriculum vitae de décembre 1966, dont on ignore la destination, date précisément ce « passage de la ligne » : 

1951-1959Peinture (figurative)
1960-1965Peinture et aquarelle (« abstraite » avec une forte influence réaliste)
Changement radical de l’expression picturale en fonction de la lumière, de la surface, de la composition, etc. Tempera
1961-1966Exploitation des acquis

Un autre C.V., sans date, mais s’achevant en 1966, propose une autre formulation :

1960Révolution dans la surface picturale. Premières tentatives dites « abstraites ». 

On remarquera que Beat appose soigneusement des guillemets au terme « abstrait ». Il ne s’agit pas là d’une pudeur ou d’une hésitation : Beat se refuse à sacrifier au nom de ses explorations formelles tout rapport à la représentation du réel, à l’expression du concret. Bien au contraire, son intuition du concret lui sert de guide et de boussole. Si bien qu’on le verra poursuivre par exemple plusieurs mois ou une année durant, une alliance de couleurs associées à un motif, ou encore un effet de concrétion rocheuse rouge et blanc.

Davantage que dans sa période figurative, cette nouvelle abstraction offre à Beat une plus grande liberté de création : au titre de sa « révolution dans la surface picturale », il n’hésitera pas, à mi-chemin, à renverser la toile pour continuer l’œuvre à l’envers ; et comme en témoigne sa fille Dorothée, il lui arrivera souvent d’insérer dans sa toile un motif ou un personnage figuratif, pour le faire disparaître ensuite sous de nouvelles couches de peinture.

ZUM 20PNT4 015 Composition
[Composition, circa 1962] (g), et photo de Zumstein pour le magazine « DU », août 1959 (d)

Cette liberté est aussi particulièrement sensible dans le choix des titres affectés par Beat à chaque œuvre. Ceux-ci cherchent à exprimer un sentiment, une atmosphère, mais en aucun cas une quelconque représentation. D’ailleurs Beat semble particulièrement souple dans le choix de ses titres, n’hésitant pas à re-titrer une œuvre en fonction d’une nouvelle exposition ou une vente.

Ainsi une huile de 1963 intitulée « Karstreise » (Voyage dans le Karst) est vendue par Beat au Kunstmuseum de Berne. En 1965, Beat récupère cette même œuvre auprès du musée, en échange d’un tableau nommé « Pierre Perthuis » (du nom d’un village de Bourgogne, un des séjours estivaux de Beat, célèbre pour ses « ponts d’arcs » naturels, un motif très « zumsteinien » que le tableau ne représente absolument pas). Enfin en 1967, Beat offre au Kunstmuseum le « Karstreise » qu’il avait récupéré, mais il le donne cette fois sous le nom de « Paysage ».

Autre exemple : « Punte San Vigile », une tempera de 1964, porte aussi le titre de « Grottes et cascades » : les deux titres sont inscrits sur des étiquettes au dos de la toile, mais c’est le second qui est indiqué dans le catalogue de la grande exposition rétrospective de Beat au Kunstmuseum de Berne en 1967. Cette même exposition présente une série d’aquarelles de 1962-1963, sans doute réalisées à Idania, et toutes titrées « Punte san Vigile » : en re-titrant le tableau « Grottes et cascades », Beat aura sans doute voulu éviter la confusion avec les aquarelles. Tout ceci souligne en tout cas la grande décontraction de Beat vis-à-vis des titres de ses tableaux, qu’illustre encore un dernier exemple, sur le mode du grand écart, sans doute délibéré : une huile de 1960, « Le matin », re-titrée en 1967 « Le soir en Aragon »

Dans son numéro du mois d’août 1959, le magazine suisse « DU » fait paraître un article marquant sur la nouvelle génération des artistes suisses d’après-guerre, intitulé « Die Dunkle Pferde ». Le terme de « Chevaux noirs » est tiré de l’anglais, plus précisément du vocabulaire hippique, et désigne de jeunes chevaux pleins de promesses qui n’ont couru aucune course, et sur lesquels il est hasardeux de parier. Parmi les 43 artistes de moins de 35 ans sélectionnés par le journal, les deux tiers des plasticiens pratiquent l’art abstrait. Y figurent Daniel Spoerri, Dieter Roch, Jean Tinguely … et Beat Zumstein, qui aura droit à un article d’une demi-page et une illustration (sa « Ville ancienne » néo cubiste).

Dans cette métaphore discutable du monde de l’art considéré comme une course hippique, on pourra se demander où se place Beat, parmi les gagnants ou les perdants … L’ouvrage déjà cité de Bernadette Walter, « Dunkle Pferde, Schweizer Künstlerkarrieren der Nachkriegszeit  Les Chevaux noirs, Carrières d’artistes suisses de l’après-guerre », Berne, 2005), dont le titre reprend précisément l’article de « DU » en 1959, propose de répondre à cette question en s’appuyant sur l’Encyclopédie biographique de l’art suisse publiée en 1998. « Le critère le plus important posé par l’Institut suisse de recherche sur l’art de Zurich comme condition d’admission des artistes contemporains était « une activité publique et une résonance démontrables ». Beat Zumstein, Willy Robert alias Louis Nicoïdski, Eric Beyon et Claire Finaz ne sont donc plus répertoriés. »  En ce qui concerne Beat, décédé depuis 12 ans en 1998, démontrer une activité publique aurait été assez problématique…

Quant à la résonance, qui peut bien s’exprimer longtemps après le décès d’un artiste, elle suppose des choix et des actions dont précisément, Beat s’est obstinément abstenu. Bernadette Walter analyse scrupuleusement dans son ouvrage les conditions du succès d’un artiste en cette période de l’Histoire, et notamment l’avantage décisif de chasser en meute, en groupe, condition d’un lobbying efficace : citons les « Nouveaux réalistes », auxquels appartenaient deux contemporains et compatriotes de Beat, Daniel Spoerri et Jean Tinguely. Or non seulement Béat poursuit une démarche artistique complexe et singulière qui ne saurait se résumer en un programme collectif ou une série de slogans, mais encore il opte pour une esthétique – l’abstraction, la « peinture-peinture » – à rebours de la mode du temps (les Nouveaux réalistes, justement). Pour corser le tout, Beat est un polémiste acharné, et souvent agressif. Il n’hésite pas à prendre la parole en public pour critiquer et se gausser, devenant le « meilleur ennemi » de critiques influents comme Pierre Restany (qui se réconciliera avec lui par la suite).