Beatus sed iratus
1972
Au printemps de l’année 1972, deux événements simultanés mobilisent Beat. Tout d’abord, il expose une œuvre au salon « Réalités Nouvelles », créé en 1949, et qui se tient depuis un an au Parc floral de de Vincelles. Il s’agit du grand rendez-vous annuel de l’art abstrait, peinture et sculpture, un art dans lequel Beat ne peut que se reconnaître, et pourtant un peu trop établi, reconnu et institutionnalisé à son goût.
De l’autre côté de Paris, au Grand Palais, c’est le tumulte. Unique en son genre, l’exposition nommée « Douze ans d’art contemporain en France. 1960-1972 », et vite surnommée « L’Expo Pompidou », tente d’ouvrir ses portes le 16 mai. Voulue par le Président, vitrine artistique du pays, portée par 72 artistes triés sur le volet, l’exposition a du mal à se défendre de n’être que l’acte de naissance d’un art officiel. Dès le vernissage, les activistes du FAP (Front des Artistes Plasticiens) envahissent les lieux, s’installent sur les marches du Grand Palais et dans le hall, et martèlent « l’Expo 72 : des artistes au service du capital ».
Maladroits comme rarement, les autorités font charger les C.R.S. Par solidarité certains artistes de l’exposition retournent leurs toiles, ou disposent des fromages à l’odeur prononcée pour suggérer la « puanteur » qui émane désormais de l’exposition. Ici, on est bien loin du parc floral … Pourtant c’est bien là qu’on retrouve Beat, au premier rang, au contact de la charge des C.R.S., l’air ravi. A-t-il participé aux assemblées générales du FAP qui ont précédé et suivi le vernissage ? A-t-il mis dans les débats, comme à son habitude, son grain de sel, ou plutôt son grain de poivre ? C’est possible, si on se souvient d’une remarque de Restany dans le texte biographique dont on a déjà parlé : « Après bien des déboires qu’il assume toujours seul, il passe à travers mai 1968 et l’exposition 72 comme un météore, sans tirer aucun profit personnel de son engagement protestataire. »
S’il ne se reconnait dans aucun camp, Beat témoigne certainement d’un esprit résolument protestataire quand il écrit à ses parents le 19 avril 1972 : « Im moment ist der Humor nicht sehr gut, ich kämpfe heftig gegen dir franz. Nazibehörden” (« Pour l’instant le moral n’est pas très bon, je me bats farouchement contre les autorités nazies françaises »). Tandis que d’aucuns tentent de prolonger le mouvement à coups d’assemblées générales et de débats d’autant plus enflammés et de positions d’autant plus radicales que les troupes se font rares, Beat, remâchant sa mauvaise humeur, se replie sur des positions solitaires plutôt que solidaires, et se remet à faire ce qu’il fait le mieux : peindre.
Comme en 1968, son art connaît un renouvellement profond. Les formes géométriques font leur retour, plus nettes et dessinées qu’auparavant, et aussi plus petites, organisées en essaims extrêmement dynamiques se heurtant à d’autres essaims. Figurée par des éclats de lumière jaune, une explosion interne d’une grande violence semble parfois mettre toute la toile en mouvement. Tels des éclairs, de grands axes rectilignes, jaunes ou blancs, traversent la toile et donnent à la fois une dynamique nouvelle, un sens de la profondeur et un antidote au chaos.
S’il fallait relier l’art à la biographie, il nous faudrait associer ce bouleversement, non pas au modeste tremblement de terre de l’Expo 72, mais à un événement plus intime, une fragilité nouvelle et sournoise que Beat aura tendance à occulter, et qu’il lui aura fallu deux ans pour exprimer à sa manière propre, solaire, violente et dynamique, sans repli sur soi ni auto-apitoiement. Beat explore cette nouvelle voie jusqu’à la fin des années 70.
Le premier octobre 1973, et jusqu’au quinze du mois, Beat trouve l’occasion de présenter son cheminement depuis 1968 dans une belle exposition personnelle à la Galerie Knut Günther, à l’endroit où la rue Saint-Honoré rejoint les Halles. L’espace d’exposition donnant sur la rue est orné sur l’extérieur de moulures qu’on pourrait dater du XIXe siècle, et arbore en son centre un grand cygne blanc dans un médaillon, restes d’une boutique ancienne à la destination oubliée.
Beat expose là 16 toiles de moyens et grands formats. Une première série de six toiles, titrées « Lieux familiers à Dominikos Theotokopoulos, enfant » n°1 à 6, dédiées à la fois à la Crète et au Greco, sont toutes datées de l’année 1968. Une seconde série de quatre toiles, titrées « Les origines de Sancho Panza » n°1 à 4, sont de 1969 et 1971. Enfin une dernière série de six toiles titrées « Les visions de Sancho Panza » n°1 à 6 sont de 1972 et 1973. A l’évidence, Beat a re-titré et ordonné ses toiles pour l’occasion : par exemple la toile « Les visions de Sancho Panza » n°5 se nommait à l’origine « Sierra Morena 1936 », allusion à un épisode sanglant de la Guerre d’Espagne. Ces trois séries strictement chronologiques illustrent de façon parfaitement lisible l’évolution récente du travail de Beat. Le catalogue de l’exposition, qui fait aussi office d’affiche, montre au recto dans une mosaïque en 4×4 les reproductions des seize tableaux.
Au verso, on trouve une liste des œuvres (et leurs prix), une biographie assez complète et, ô surprise, un article de présentation signé de Pierre Restany. On a déjà évoqué et cité ce texte ambigu qui explique en long et en large en quoi Beat est le pire ennemi de sa propre peinture, et en quoi malgré tout cette peinture vaut qu’on s’y intéresse : « Il est toujours très difficile, conclut Restany, de rompre le cercle enchanté du silence que l’on a tressé, volontairement ou non, avec une belle constance, pendant toute une vie d’artiste. Est-ce que l’auréole négative de gêneur patenté qui s’attache à Zumstein ne fera pas écran, est-ce qu’enfin les gens qui peuvent ou qui doivent voir cette peinture se décideront à ouvrir les yeux (et le cœur) devant les toiles qui leurs sont présentées ? Tout le problème est là. L’enjeu de cette exposition est l’enjeu d’une vie. »
Restany souligne dans le début de son article un fait qu’on ne peut passer sous silence : à partir de cette exposition, Beat change de nom ! Son prénom d’artiste est désormais Beatus, « heureux » en latin. S’agit-il de se créer un personnage d’artiste, distinct de sa personne propre ? Ou bien de se dé-germaniser pour souligner son intégration au monde de l’art parisien ? Veut-il de se parer d’une aura de respectable antiquité, ou de sainteté chrétienne, avec une pointe d’humour ? Reste que sauf une série de gravures dont on reparlera, Beat(us) ne signera jamais ses toiles autrement qu’avec un sobre « Zumstein » noir, accompagné de la date. Et pour sa toute dernière exposition, à Berne, il reviendra à son prénom de naissance dans le catalogue et les invitations.