Vie privée, achats publics
1976-1977
Plus que jamais au cours des années 1976 et 1977, Beat se replie sur son atelier et son art solitaire, sans guère d’événement pour venir le distraire – sauf, une fois, le débarquement de toute la classe de Dorothée, invitée avec leur professeure à venir voir comment travaille un vrai peintre. Les nouvelles du monde extérieur arrivent principalement par la poste, telle cette lettre réconfortante de l’ami Lemonnier, datée du 7 avril 1976, au sujet d’une toile gigantesque achetée à Beat peu auparavant :
« Mon cher Beat. Voici un petit papier. Et il en suivra de petits morceaux de temps en temps – comme promis. Mais je te redis aussi ce que tu sais : la beauté de ta toile. J’enrage seulement d’avoir dû l’accrocher (magnifiquement) dans la partie de la maison, à côté, où habite maintenant ma mère, alors que je voudrais l’avoir sans cesse sous les yeux. Mais sa « grandeur » (et son format) m’ont obligé à l’exiler très relativement. Cela m’oblige à voir ma mère encore plus souvent ! Là, en tout cas, elle est admirée et aimée. Nous avons disserté devant, l’autre jour, toute une soirée, avec Jacques Léger, aussi ébloui et fasciné que moi par cette grande force rouge. (…)
Parmi les tableaux de Zumstein dans la collection Lemonnier, il est une toile sans titre de 200 x 170, datée de 1973, et qui correspond bien à cette description d’une « grande force rouge » :
Six mois plus tard, en octobre 1976, une nouvelle lettre agréable parvient au 67, rue Saint Honoré. Le Chef du service de la création artistique du Secrétariat d’État à la culture informe Beat que conformément à l’arrêté du 22 octobre 1976, l’État a décidé d’acquérir une huile sur toile « Sans titre », 180 x 180, pour la somme de 10.000F.
En fait cette œuvre de 1973 n’est pas du tout « Sans titre » ; elle en a même deux : d’une part « Sierra Morena 1936 », allusion à « Mort d’un soldat républicain », la très fameuse photo de Robert Capa, ; et d’autre part « Les visions de Sancho Panza n°5 », titre donné à l’occasion de l’exposition Knut Günther en octobre 1973. Pour tout arranger « Sierra Morena 1936 » n’est pas une huile mais une tempera, et elle ne fait pas 180 x 180 cm, mais 160,5 cm x 129,5 cm.
Malgré toutes ces approximations dont Beat est peut-être en partie responsable, la toile vient rejoindre le 4 novembre les entrepôts du Fonds National d’Art Contemporain, pour y prendre la poussière. Quant aux 10.000 F, ils viennent sans doute combler les considérables arriérés d’impôts de Beat.
Toute sa vie d’artiste, Beat aura cherché à faire entrer ses œuvres dans des collections publiques, suisses ou françaises, pour des questions de prestige avant tout. En Suisse, auprès du Kunstmuseum de Berne, et jusqu’au scandale de 1975 tout du moins, il n’aura pas trop mal réussi. En France, beaucoup moins. Vers 1976-1977, à l’époque où il préfigurait le musée du futur Centre Georges Pompidou et repensait ses collections contemporaines, Pontus Hulten s’est parait-il trouvé confronté à la rhétorique toute particulière de Beat, consistant à le saisir par le col et à le secouer en pleine rue. Excellente manière d’obtenir l’attention d’un conservateur de réputation internationale, mais pas forcément sa bienveillance.
Bref, Beat a toutes les raisons de se sentir amer vis-à-vis de l’Institution et du marché de l’art, comme en témoigne une interview parue dans l’Humanité le 15 février 1977, où l’artiste est qualifié par ailleurs de « camarade » (aurait-il oublié de renvoyer sa carte du Parti ?) :
« Pour moi, déclare Zumstein, la question n’est pas de savoir vendre ou non à l’État, car mes œuvres iraient alors dans les réserves. Alors à quoi bon ? Le marché lui-même fabrique ses « vedettes ». Par quel mystère la plupart des artistes devraient-ils camper leur vie durant sur les terrains vagues de l’ombre, alors que d’autres ont droit, parfois très vite, à la bénédiction des autorités marchandes et officielles ? » (…) [Zumstein] « répète qu’il ne travaille pas pour lui, qu’il souhaite voir ses toiles aller prendre l’air ailleurs « Stocker pendant dix ans, pendant vingt ans, ça va encore, ensuite on en crève » (…) Devant l’impossibilité de montrer ses tableaux, ses gravures ou ses sculptures, Beatus Zumstein, camarade imprécateur, ouvre volontiers la porte de son atelier aux curieux. »
« Camarade », peut-être. Imprécateur, certainement !