Exit Beatus
1982-1984
La dépression le tient et ne le lâche plus. Alertée par un ami de Béat qui l’a rencontré par hasard et l’a trouvé dans un état vraiment lamentable, Colette se décide à appeler la famille de Suisse, en l’occurrence son frère Heinz. Au cours de la conversation, la solution la plus évidente fait consensus : il faut que Beat revienne au pays. Là-bas, il pourra facilement trouver un atelier, retrouver ses repères, se remettre à travailler ; Heinz promet de veiller sur son frère et le secourir en cas de besoin. Beat accepte sans difficulté cette solution, et se retrouve un beau matin Gare de Lyon avec un modeste paquetage, composé en majeure partie de disques.
Dans un premier temps c’est Meret qui l’héberge dans une maison de famille à Bumplitz, dans la banlieue de Berne. Puis Beat trouve enfin un atelier à quelques kilomètres de là, à Pery, juste au-dessus de Bienne/Biel, frontière entre la Suisse française et alémanique. Dans ce petit bourg placé sur les premières marches du Jura, à quelques minutes de Berne en train, Beat a trouvé une épicerie désaffectée conforme à ses besoins, un vaste espace au confort rudimentaire, où l’on peut faire du feu. C’est Heinz qui se charge du déménagement des toiles depuis Paris, et aussi des menus frais de l’installation. Hans Jürg, le neveu de Beat, se charge de fournir les couleurs.
Par la suite, régulièrement, Heinz vient visiter son frère pour prendre de ses nouvelles et lui donner un peu d’argent. Pour survivre, Beat fait la tournée de ses connaissances et leur vend des gravures, pour 500 FS pièce. En revanche il ne trouve guère de clientèle pour ses huiles, et le secours de sa famille est indispensable à sa survie.
Souffre-t-il de la solitude durant ces deux années passées dans ce village jurassien d’agriculture et de petite industrie ? Heinz raconte qu’il a tout à fait cessé de boire ; il cesse également de prendre ses médicaments, jugeant qu’ils affaiblissent sa créativité. Ses quelques visiteurs rapportent qu’il y a dans l’atelier beaucoup de tableaux inachevés, mais Beat explique qu’il est difficile de trouver à Pery des toiles ou des couleurs.
Sa dernière manière à dominante blanche s’affirme. Beat s’éloigne de plus en plus de l’abstraction pure, des personnages, des nus font leur apparition, dans un style assez proche de ce qu’il faisait dans les années cinquante, au moment de son installation à Paris. Il retrouve également dans sa palette la couleur vert-forêt. Une boucle semble bouclée.
Depuis la capitale française, les siens commencent à se rassurer sur son sort ; peinture, espace vital, moyens, entourage, tous les signaux sont au vert, les nouvelles sont très bonnes, et l’on considère Beat comme « sauvé » ; on parle d’une visite des enfants, qui ne se fera jamais.
Au premier jour du mois d’octobre, après une soirée un peu trop chaleureuse à l’auberge du village, Beat rentre chez lui en compagnie de ses voisines et amies, les deux sœurs Stüder. En grimpant les quelques marches qui mènent à son atelier, il a un vertige, il tombe et se heurte le crâne sur le bord du trottoir, un peu comme jadis à Paris, rue de L’Arbre Sec. Mais cette fois le sort ne l’épargne pas. Les deux sœurs Stüder le couchent ; il meurt dans la nuit.
En Suisse comme à Paris, sa famille est sidérée. La catastrophe plonge chacun dans un mutisme qui durera plusieurs années. Coupée d’un cercle d’amis et de relations que Beat entretenait seul, taraudée par un sentiment de culpabilité d’autant plus insidieux qu’il est sans réel objet, Colette ne sait ni ne peut perpétuer l’héritage artistique du peintre, qui disparaît d’un coup du paysage. Impitoyable, en un clin d’œil, Paris l’oublie.
Dans les années suivantes, la famille Zumstein vit tant bien que mal avec cet héritage difficile. Chez Colette, les œuvres grand format de Beat couvrent tous les murs (et remplissent le grenier), mais on ne parle que sporadiquement du disparu. Le travail du deuil se fait lentement, mais enfin il se fait. En 1998, Dorothée, 31 ans, et Michaël, 28 ans, se mettent en quête de leur père, avec un projet de livre illustré, voire d’exposition. Hélas non seulement l’artiste et son œuvre semblent oubliés, sauf chez de rares amis fidèles, mais les deux enfants de Beat se heurtent à des rancunes tenaces, notamment côté suisse. Faute de savoir-faire, de contacts et de moyens, ils se découragent, et le projet mémoriel en reste là. Puis, quinze ans plus tard, obstinément, l’idée renaît de ses cendres …
Il y a là sans doute quelque-chose d’inévitable : l’art de Beat Zumstein, décidément, ne veut pas disparaître. Tous ceux qui se sont impliqué dans ce projet, qu’ils aient connu Beat ou qu’ils aient récemment appris à le connaître, s’en persuadent aisément, sous le charme de cet artiste authentique, infatigable, curieux, singulier. A parcourir et reconstituer sa vie pleine d’écueils et d’éblouissements, l’auteur de ces lignes, malgré tous ses efforts d’objectivité, n’a pas échappé à cette sympathie admirative et ce sentiment de plénitude que l’artiste a su, dans ses meilleures toiles, communiquer d’un bloc.
François Nemer, Paris, octobre 2021.