Un tour dans la Ruhr

1955-1956

Juste après la Galerie du Haut Pavé, Beat va effectivement sillonner l’Allemagne, et plus précisément la région de la Ruhr, dans les environs de Cologne, avec pas moins de quatre expositions de juin 1955 à janvier 1956. Organisées dans le cadre des échanges culturels européens entre la Suisse et la République fédérale, elles sont inaugurées par l’attaché culturel suisse en Allemagne, M. Frieder Andres. C’est donc en tant qu’ambassadeur culturel de la Suisse que le parisien Beat expose à Mülheim an der Ruhr de juillet à août 1955, puis du 11 septembre au 9 octobre à Bensberg, puis du 16 octobre au 20 novembre à Solingen, ces trois villes à une vingtaine de kilomètres de Cologne, et enfin à Cologne même, à la « Neue Galerie am Funkhaus », du 8 janvier au début février 1956. Pour cette « tournée » dans la Ruhr, Beat sélectionne 17 huiles, principalement des œuvres récentes de 1953 et 1954, et de 18 à 33 gravures polychromes sur bois, selon les lieux.

Beat Zumstein et M. Anders devant Tolède
Beat Zumstein et M. Anders devant « Tolède« 

Comme il se doit pour une circonstance quasi-institutionnelle comme celle-là, la presse locale est au rendez-vous, sympathique et à l’écoute de l’artiste. Et justement, ce dernier est censé animer une conférence avant le vernissage à Mülheim, pour présenter sa personne, son œuvre et son art – un exercice qui ne pose aucun problème à Beat : extraverti de nature, il vient d’avoir de surcroit un sérieux entrainement à la Galerie du Haut Pavé, puisqu’une des règles de l’établissement impose aux artistes une présence obligatoire dans l’exposition tous les dimanches, pour répondre aux questions des visiteurs. Ainsi les nombreuses coupures de presse conservées de ce voyage, et qui reprennent largement les propos de Beat, nous offrent un témoignage rare de Zumstein sur son art, d’autant plus précieux qu’il documente une période de transition.

 « Un jeune homme sympathique, aux cheveux noirs et aux yeux clairs, élancé, agréable et chaleureux, avec une voix où le chant et le ton spécifique du Suisse allemand de Berne se mêlent de manière intéressante au son et à l’accentuation du français, (…) Beat Zumstein est un autodidacte, et il semble en être fier – à juste titre. Il n’a jamais fréquenté une école de peinture, ni pour apprendre la technique, ni pour étudier l’histoire de l’art. « On ne peut pas apprendre l’art au vrai sens du terme, même auprès du plus grand professeur », a-t-il déclaré. » (Tageblatt, 29 juin 1955). Rappelons qu’en vérité Beat a bénéficié d’une formation technique sérieuse, et que cette affirmation est à lire surtout comme une fière déclaration d’indépendance.

Sur ce thème, il n’hésite pas à enfoncer le clou : il se dit« sans hérédité : Il est heureux de ne pas avoir un artiste parmi ses ancêtres, qui l’aurait lié à certaines de ses idées. D’ailleurs, c’est souvent le cas : Si le père est un bon artiste, le fils est généralement mauvais. Ou inversement : le père de Picasso, par exemple, était un mauvais peintre… » (Tageblatt, 29 juin 1955). Enfin Beat se proclame totalement désintéressé – ce qui n’est que trop vrai : « Je ne veux pas vendre mes peintures avec toutes les fibres de mon être. J’ai une très haute opinion du prix de mes œuvres, mais je peux aussi bien garder mes tableaux ». Commentaire du journaliste : « [Lui qui] a déjà reçu plus de 20 000 marks de prix, peut donc se permettre de garder ses peintures jusqu’à ce que le prix affiché soit payé. Le tableau le plus cher de son exposition est « La Crucifixion » (Die Keuzigung), une peinture à l’huile qui peut être achetée pour deux mille marks. (Neues Ruhrzeitung, 20 juin 1955)

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Catalogue de l’exposition de Solingen et portrait dans le journal allemand Tagesblau, 1955

A propos de son art, Beat développe une sorte d’esthétique générale de la contradiction, qui agit à tous les niveaux de l’élaboration de l’œuvre. « Pendant le processus de travail, j’essaie d’amener les deux points de départ opposés de l’œuvre – la construction abstraite et l’approche réaliste – à un dénominateur commun, et d’unir ainsi les deux voies. On pourrait croire que je n’arrive pas à me décider sur une direction. Mais je travaille délibérément sur la médiane entre le réalisme et l’art abstrait. Parce qu’une combinaison des deux directions crée une unité supérieure.»  (Neues Ruhrzeitung, 20 juin 1955).

« Je commence toujours de manière abstraite, et ce n’est que lorsque j’ai une bonne composition et une bonne construction que j’y mets quelque chose de figuratif. Le purement concret est tout aussi insuffisant pour moi que le purement abstrait. La grande question est de faire ressortir ce que nous avons en nous.». Et Beat cite en exemple une de ses méthodes favorites : « [Je me] promène dans un paysage, par exemple, non pas avec l’idée de peindre, mais plutôt dans un état complètement réceptif, complètement absorbé dans le moment présent. [J’en] tire une impression générale. Et lorsque par la suite, des années plus tard, [je] peins un tableau basé sur cette expérience, alors ce tableau ne reflète plus que les impressions fortes, persistantes et authentiques, tandis que tout ce qui est secondaire se trouve écarté. L’expérience, recréée dans l’image, est purifiée et façonnée par la personnalité de l’artiste. »  (Neues Ruhrzeitung, 20 juin 1955).

Enfin, interrogé par le public sur la signification de sa Crucifixion (Die Keuzigung), un des tableaux les plus remarqués de cette « tournée » allemande avec « Judith », Beat donne un autre exemple de cette esthétique de la tension contradictoire : « Je voulais que la crucifixion soit simultanément une résurrection. Mon intention était de dépeindre le problème de la mort et de la vie, qui s’éveille toujours à nouveau ».  La violence interne de cette contradiction métaphysique est soulignée par les flèches jaunes de la foudre, la posture du crucifié, le fonds de mosaïque colorée : « La force intérieure doit briser le tableau, tout comme la force intérieure maintient sa cohésion ».  (WAZ, 1er juillet 1955) Nous n’avons malheureusement pas retrouvé d’image décente de cette œuvre, sinon une pauvre reproduction tirée d’un journal local.

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Kreutzigung (Crucifixion), telle que reproduite dans le Kölner Stadt-Anzeiger, 13 septembre 1955.
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On peut mesurer le chemin parcouru depuis cette autre Crucifixion, du début des années 1950 …

Tandis que Beat parcourt les territoires riants de la Ruhr, son couple se distend progressivement. Car il forme avec Colette une alliance plutôt explosive : lui, fondamentalement égotiste, comme bien des peintres, elle farouchement indépendante, capable de le laisser tomber en plein voyage à Florence, excédée par les splendeurs de l’art sont Beat l’abreuve sans modération, pour se faire rattraper par son compagnon dans le wagon du train pour Paris. En cette année 1956, alors que Beat se trouve particulièrement indisponible, se présentent pour Colette de nouveaux enjeux, et de nouvelles obligations. Tout d’abord, elle renonce définitivement à la bohème étudiante, et trouve un travail dans une agence de publicité du Boulevard Sébastopol – Là-bas, elle tombera provisoirement amoureuse d’un des associés de l’entreprise. Par ailleurs elle vit désormais avec sa mère, désormais installée à Paris, et dont la santé exige beaucoup de présence et d’attention. Ainsi Colette se trouve-t-elle à son tour de moins en moins disponible … Bref, selon ses propres paroles, « Beat et moi, nous avons cessé de nous voir » – sans drame ni rancœur, selon toute apparence.

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Judith, reproduite dans le Kölner Stadt-Anzeiger, 13 septembre 1955