Les délices d’Idania

1957-1964

Chaque été, Beat se fait une habitude de s’échapper de Paris, si possible dans un pays du Sud. En 1954 il fait un pèlerinage mémorable en Andalousie et à Tolède avec Colette, sur les traces de ses souvenirs visuels et de ses lectures de Lorca. En 1955 et 1956, on ignore s’il trouve le temps de voyager entre toutes ses expositions ; en tout cas en n’en trouve aucune trace dans sa correspondance.

En 1957 en revanche, on relève un séjour en Italie, sur le lac de Garde, à quelques kilomètres de Garda, dans un lieu-dit nommé Idania qu’on ne trouve sur aucune carte. Jusqu’en 1964, Beat fera plusieurs longs séjours en cet endroit assez singulier pour qu’on y consacre quelques paragraphes.

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Ida Borletti et ses œuvres

Idania est une très vaste et luxueuse propriété dont les jardins descendent sur le lac. Elle a été achetée vers 1951 par Ida Borletti, l’héritière d’une des plus grosses fortunes industrielles d’Italie du Nord : machines à coudre, banque, textiles, grande distribution, édition, presse. Ida ne s’intéresse guère à tout cela, et consacre son temps aux hôtes et aux jardins de la villa – Elle consacrera un livre à la décoration florale italienne, I Fiori nella casa.

Les jardins d’Ida font toute sa fierté. Installés dans un parc gigantesque alliant les styles italien et britannique, dessinés par un paysagiste des fameux Kew Gardens (Londres), on a pu les juger un peu trop somptueux, avec leurs jardins de rocaille, leurs escaliers enfouis sous les fleurs, leurs bosquets d’arbustes, leurs rochers artificiels artistement disposés, leurs pelouses lisses comme des tables de billard, d’un vert émeraude éclatant grâce à l’arrosage constant assuré par une armée de jardiniers sous l’impitoyable soleil italien.

Le mari, Michael Noble, est d’une autre trempe. Écossais, très grand et mince, doté d’un zézaiement jugé charmant, il étudie d’abord la sculpture au Royal College of Art. Engagé volontaire dans l’armée britannique en 1939, il combat en Libye avec la VIIIe armée, puis il arrive à Milan le 26 avril 1943 avec le grade de major, et le poste de chef du PWB, la « Branche de guerre psychologique » chargée de veiller à la bonne image des Britanniques en Italie. En réalité, Noble est un agent secret, nommé par le gouvernement militaire allié pour réorganiser les médias, presse et radio, à Naples, à Florence et à Milan, après l’effondrement du fascisme. Sa tâche principale est d’organiser dans des conditions qui conviennent aux Alliés le retour dans les kiosques du Corriere della Sera, alors suspendu par le Comité de Libération Nationale. Alors que la Résistance communiste risque de peser dans l’échiquier politique d’après-guerre, Noble a donc pour mission de veiller à ce que les grands journaux italiens restent entre les mains de leurs propriétaires sous le fascisme. C’est dans ce contexte que Noble fait la connaissance des Borletti, principaux actionnaires du Corriere avec les Agnelli et les Crespi, et fascistes convaincus il n’y a pas si longtemps. En mai 1946, le Corriere della Sera est de nouveau dans les kiosques. Quatre ans plus tard, Noble fait la conquête d’Ida, la fille du sénateur Borletti, richissime héritière, beauté célèbre, de quinze ans plus âgée. Le jeune couple vit quelques temps à Venise, puis s’installe en 1952 à la Villa Idania (en anglais, « Ida and I »), sur le lac de Garde, pour mener une vie dédiée à l’art et à la convivialité. Car Idania et son gigantesque parc ne manque pas d’annexes pour loger toutes sortes de gens, certains au mois ou à l’année.

Parmi les invités notables et réguliers de la Villa, on compte Giulia Maria Crespi, propriétaire du Corriere della Sera, Indro Montanelli, journaliste au même, Marco Pannella, dirigeant historique du Parti radical italien, dont l’épouse achètera un tableau à Beat, Marina Cicogna, future productrice de Belle de Jour et de Il était une fois dans l’Ouest, et parmi les notables de l’art, Igor Stravinsky, Igor Markevitch, Vladimir Nabokov en pleine rédaction de Lolita, Alberto Moravia, Salvatore Quasimodo, poète et futur prix Nobel en 1959, et même Stefan Zweig, ce dernier étant cité dans plusieurs sources sur Idania malgré son suicide en 1942 : comme quoi on ne prête qu’aux riches.

Peu d’artistes plastiques dans cette liste, on le constate, exception faite du maître de maison… Ceci explique sans doute la présence de Beat Zumstein comme invité permanent d’Idania, de 1957 à 1964, pour des séjours pouvant durer plusieurs mois. Il n’est pas certain qu’il ait disposé sur place d’un atelier pour peindre : les œuvres liées à ces séjours sont des aquarelles, d’un genre plutôt abstrait, et leurs titres évoquent les sites des environs : Punta San Vigilio, petit village Renaissance sur une péninsule à 3km de la ville de Garde, ou le Monte Luppia qui domine tout le lac et son écrin de montagnes.

Au cours de ces séjours, on peut supposer que Beat aura sillonné la région, un carton à dessin sous le bras, à pied ou bien à cheval – car il est excellent cavalier aux dires de Colette, et Idania possède de magnifiques écuries. On sait qu’il voit régulièrement Alberto Moravia pour jouer aux échecs, et que ce dernier a l’habitude de renverser violemment l’échiquier s’il lui arrive de perdre.

Autre fait notable, quoique totalement hors-sujet hélas : dans les années 1956-1957, Michael Noble, alcoolique notoire, fait la connaissance en cure de désintoxication de Carlo Zinetti, peintre, dessinateur et schizophrène grave dont il découvrira et défendra ardemment le talent unique, faisant d’Idania un des foyers originels de l’Art brut. Tout à ses propres préoccupations, Beat, quoique présent à Idania à l’époque, ne semble pas y avoir prêté la moindre attention.