Contre Restany (tout contre)

Le meilleur exemple de cet esprit intempestif qui anime Beat réside dans ses relations contraires et contrariées avec le grand critique Pierre Restany. Beat rencontre, ou plutôt percute Restany dès son arrivée à Paris en 1953, alors que le critique, lui-même débutant, défend l’art informel, puis l’abstraction lyrique. A cette époque Beat en est resté à l’expressionnisme figuratif teinté de cubisme. Et quand vers 1958-60 Restany remet en question à la fois l’abstraction lyrique et les artistes américains de l’expressionnisme abstrait, Beat évolue vers une sorte de tachisme. Et quand en 1959 à la biennale de Paris, Restany rassemble un Monochrome d’Yves Klein, la Machine à Peindre de Tingely, et une palissade d’affiches lacérées de Raymond Hains, Beat s’obstine dans sa démarche artisanale et solitaire de « peinture-peinture ».

Pourtant, rares seront les accrochages directs entre le peintre et le critique – Colette Zumstein se souvient seulement de quelques prises de bec au téléphone, singulièrement longues, où Beat n’est pas avare de décibels. Mais Zumstein et Restany partagent un même goût pour la liberté individuelle, un même dégoût des institutions et des valeurs établies, un même anarchisme « de droite ». Ils ont également un lien familial indirect, en la personne de Roger Levy, un des meilleurs amis de Restany depuis l’arrivée de ce dernier à Paris, et par ailleurs frère adoré de Colette.

Pierre Restany, Roger Levy
Restany (2e à partir de la gauche) et Aline, sa toute nouvelle épouse, avec à droite le Dr. Roger Levy, frère de Colette, le 15 juillet 1955

Au fond, seuls les séparent le désintérêt obstiné de Beat vis-à-vis de l’embrigadement, fût-il révolutionnaire, et l’immixtion dans la création d’un discours sociologique où, comme dit Restany à propos du Nouveau Réalisme, « La sociologie vient au secours de la conscience et du hasard, que ce soit au niveau de la ferraille compressée, du choix ou de la lacération de l’affiche, de l’allure d’un objet, d’une ordure de ménage ou d’un déchet de salon, du déchaînement de l’affectivité mécanique, de la diffusion de la sensibilité chromatique au-delà des limites logiques de sa perception. » (2e manifeste du Nouveau Réalisme, 1961

Quelques années plus tard, en 1973, Restany fera de notre artiste ce portrait très exact et non dénué de tendresse :

« Ce dont témoigne largement Beat Zumstein, c’est d’un acharnement à survivre, farouche et obstiné, dans un monde de l’art qui n’a que faire de ce genre d’anachronisme sociologique, fort en gueule, romantique attardé, forcené de l’abstraction lyrique. Le moins que l’on puisse dire en termes vernaculaires de « métier », est que ce militant de l’expressionnisme abstrait dépense un capital d’énergie hors du commun à se construire un anti-destin, ou plutôt une anti-carrière.

Que faire, quand on peint et travaille à contre-courant, en dehors des circuits de la mode et du front ouvert de l’avant-garde expérimentale, et qu’on est singulièrement désarmé devant les puissances d’argent ? Ce solitaire refuse la résignation et le repliement sur soi dans l’ombre de son atelier. Il frappe à toutes les portes, elles se ferment. Il insiste, tape sur la table, met les pieds dans le plat. Bref il ennuie tout le monde, et bien vite dans le village de l’art parisien une étiquette se colle à son nom. Il est l’exalté, le gêneur, l’empêcheur de danser en rond. On l’évite, et cela ne fait que redoubler sa fureur. (…)

Force est de reconnaitre que ce Suisse bourru garde ses roses en dedans et qu’il s’obstine à croire naïvement en quelque-chose qui est l’art ; son art, l’idée qu’il se fait de l’art. Peut-on condamner, directement ou indirectement, à ne plus peindre quelqu’un qui ne saurait se passer de la peinture-peinture (celle que l’on fait à base de terres naturelles, en broyant ses propres couleurs) – et qui manifeste une telle passion à le crier sur tous les toits ? » (Pierre Restany, texte du catalogue de l’exposition Beat Zumstein, Galerie Knut Gunther, Paris, septembre 1973)

Un tel portrait dessine aussi en creux l’image de l’artiste en vogue tel que Restany le conçoit, fidèle avant tout aux objectifs et aux impératifs « du front ouvert de l’avant-garde expérimentale », formulés bien sûr par le critique, pape, prophète et faiseur de rois dont on reconnait de loin la barbe blanche … S’opposer à un tel système n’est peut-être pas la marque d’un caractère « bourru », « solitaire » et « naïf », mais bien plutôt une position artistique et politique pleinement assumée, un militantisme opiniâtre et cohérent au nom de la survie de tous les artistes qui, comme Beat, suivent leur propre voie et ne chassent pas en meute.