Présent !
1974-1975
La fin de l’année 1973 est dépourvue d’événements marquants, au plan parisien tout au moins. Mais Beat est très attentif aux événements du Chili, où une junte militaire dirigée par le dictateur Augusto Pinochet prend brutalement le pouvoir. Dix jours plus tard, le 23 septembre 1973, meurt le poète Pablo Neruda, grand opposant au nouveau régime. Ses obsèques sont cernées par la police, qui tente de dissuader le public d’y assister en braquant sur lui fusils et mitrailleuses. Par défi, le cortège scande alors « Camarade Pablo Neruda : présent ! » et le slogan est repris par tous jusqu’à la fin de la cérémonie. Cet acte de révolte magnifique impressionne beaucoup Beat, sensible depuis toujours aux soubresauts du monde hispanique, et grand admirateur de Neruda. Ainsi décide-t-il de créer une série de dix affiches pour commémorer l’événement, toutes titrées « présent ! pablo neruda ! 1974 beatus zumstein » – la date indique que le projet est achevé l’année suivant la mort du poète.
Ce sont des gravures sur bois en noir et blanc, les premières d’importance depuis les années cinquante, de 110 sur 65 cm, surmontées au-dessus du titre d’un bandeau rouge vif. Le dessin d’un noir profond est parfois rehaussé de peinture blanche ou jaune. Il révèle parfois, à peine perceptibles, des motifs figuratifs : une figure de femme, un personnage aux oreilles animales, des montagnes … Il s’agit là de la seule œuvre directement politique de Beat. Dans le contexte, il n’est pas absurde de supposer qu’elles ont été qu’elles ont été faites pour être exposées et vendues à la Fête de l’Humanité.
Au printemps 1974, pour faire mentir de façon éclatante les prédictions sinistres de Restany, Beat(us) décroche une nouvelle exposition personnelle à la Galerie Jean-Gilbert Jozon, au 3, rue Française, une petite voie reliant la rue Etienne-Marcel et Saint-Eustache, en plein quartier des Halles. Pour l’occasion, et c’est une première, Beat édite une affiche. On y voit une photo du peintre pris en contre-plongée en haut d’un escalier délabré – celui de son atelier sans doute. Sa pose est tendue, les deux mains crispées sur sa pipe, il regarde vers la droite, arborant un air méfiant et défiant. Telle est la posture d’artiste que Beat a souhaité afficher. En haut on lit le nom du peintre, Beatus Zumstein, et en bas l’adresse et les dates de l’exposition, du 13 mai au 30 juin 1974, soit un mois et demie, le double de la durée de l’exposition chez Knut Gunther.
Le catalogue est sobre et sans illustration, mais assez saisissant. Signé d’une certaine Noelle Neveux, composé sans majuscules, dans une graphie typique de l’époque, et titré «renseignements généraux sur beatus zumstein, qui ne conteste plus ? » (sic), il comporte un essai sur l’évolution de l’art de Beat qui aboutit selon l’auteure à « une figuration brisée, cassée, dont la structure est renouvelée. Une figuration que l’on pourrait rapprocher de la « nouvelle figuration » Finalement l’auteure glose sur « le juste équilibre entre le sauvage et le civilisé » que Beat(us) aurait finalement trouvé. Outre ces considérations quelque peu hasardeuses, notamment l’allusion à la Nouvelle figuration qui pousse à se demander si l’auteure a bien vu les toiles de Beat, celle-ci propose une biographie du peintre bizarrement centrée sur ses démêlés avec Restany, depuis « 1953. Début d’une petite guerre de 20 ans entre Zumstein et Restany … » jusqu’à « 1973, septembre : la paix est signée avec Pierre Restany dans le sens de la coexistence entre des structures mentales différentes » Ceci fait penser à une vieille blague soviétique : lassés de commander encore et toujours des statues de Staline, des fonctionnaires décident de lancer un concours de statues de Pouchkine. Le vainqueur ? Une statue de Staline lisant Pouchkine.
Au sein du grand repli des mouvements protestataires amorcé en 1975, Beat disparaît peu à peu de la scène. La joyeuse contestation qui imprègne sa vie de famille prend des tonalités plus sombres, plus tendues, au diapason de la tension croissante du couple lui-même. On peut lire ici l’influence d’une grande amie de la famille, Florence Rosenstiehl, l’ex-épouse de Pierre Rosenstiehl, très engagée à l’époque dans les mouvements d’extrême gauche les plus remuants, des cercles les plus avancés, relais parisien de mouvements internationaux (les Black Panthers entre autres) aux franges de la clandestinité, ou au-delà. Florence est aussi particulièrement proche et active vis-à-vis de l’œuvre de Beat dont elle est une propagandiste inlassable, la faisant entrer dans maintes collections. Elle est probablement à l’origine d’une quinzaine ou une vingtaine d’achats.
A cette époque Florence est un personnage central dans l’entourage de Beat. Un temps, il semble lui-même se radicaliser quelque-peu, allant jusqu’à héberger quelques semaines des personnages au comportement plus que furtifs – à plusieurs reprises, un personnage que Beat nomme « le breton » vient séjourner quand Colette est en reportage en province. Il ne sort jamais. Un beau soir la famille reçoit la visite inopinée et très inquisitrice de deux policiers, un homme et une femme. Visite mémorable car loin de faire profil bas comme tout un chacun, Beat traine les deux policiers jusqu’au commissariat de la rue de Bretagne pour rendre le scandale aussi public que possible, en les insultant tout au long du chemin, – de façon assez misogyne, comme l’a rapporté Michaël qui faisait partie du cortège. Tout ceci ne le mène pas très loin heureusement, et même sa revendication d’une fausse alerte à la bombe à l’occasion de l’inauguration de Beaubourg, le 31 janvier 1977, est traité avec peu de sérieux au sein de sa famille – tout comme son affirmation réitérée d’être surveillé par les Renseignements Généraux, ce qui dans le contexte n’est pas forcément de la paranoïa.