Tumulte au Kunstmuseum
1975
Beat peint encore et toujours, et pour combattre l’angoisse, assez probablement, il se remet à boire, malgré ses médicaments. Son humeur se dégrade, son amertume parle de plus en plus fréquemment, de plus en plus violemment, comme le rapporte sa fille Dorothée :
« Les scandales, fréquents. Dans les restaurants, les cafés, les galeries et les musées. Nous vivions sur un volcan. Nous avions peur du cri des gens. Nous avions peur qu’on le croie méchant. Nous, nous le savions, c’est lui-même qu’il blessait. (…) Le pire de ces scandales a lieu en Suisse. Nous avons loué une voiture que conduit ma mère. Nous avons vu des paysages aux découpures verticales, des rocs taillés comme des cristaux, comme ce tableau détruit ce jour-là au Musée de Berne. Une altercation avec le Directeur de l’époque. Un grand tableau que l’on décroche à pleines mains. Et puis un de ces souvenirs si souvent évoqués qu’on les croit usés, avant de se rendre compte qu’ils ne le sont pas, parce qu’on n’a jamais vraiment accepté les faits, jamais admis que les choses aient pu se dérouler ainsi : le tableau précautionneusement adossé au mur ou couché par terre, mais un chose est sûre : les coups de pied brisant la verticalité des cristaux dans un grand tableau vert et blanc au cœur d’émeraude palpitant d’eau, brisant la tranquille continuité des jours et des paysages. Des coups comme des coups reçus droit au cœur, des coups à faire peur aux enfants, ou à les rendre tristes. (…)
A revoir vingt-cinq ans plus tard cette scène, isolée parmi d’autres, ce n’est pas son comportement que je regrette, ce qui serait admettre qu’il aurait pu être autre, c’est l’incompréhension qu’il est voué à provoquer. L’air profondément choqué des visiteurs du calme musée, leurs cris, et parmi ces cris il y a, c’est probable, les nôtres. Mais là où eux voient simplement le fou, nous voyons autre-chose : ce qu’il y a dans cette scène d’inéluctable. Le tableau peint peut subir d’infinies transformations, par le biais du pinceau ou celui du regard. Le tableau détruit ne peut pas être refait » (Dorothée Zumstein, esquisse biographique, 1992)
Parée de l’objectivité des faits, des inventaires et des chiffres, voici maintenant la version du Musée. Le tableau en question se nomme à l’origine « Karstreise », « voyage dans le Karst », et date de 1963. Le Kunstmuseum de Berne en fait l’acquisition auprès de l’artiste la même année, pour la somme de 3.000 FS, et l’inscrit à son inventaire sous le n°1903. En 1965, le Musée souhaite acquérir auprès de l’artiste une autre toile de 1963, Pierre Perthuis. Au terme de l’arrangement trouvé à cette époque entre l’artiste et le Musée, Pierre Perthuis est échangé contre Karstreise, plus une somme de 1000 FS. En 1967, sans doute au moment de la rétrospective Zumstein, le peintre offre Karstreise au Musée. Entretemps Beat à renommé la toile, qui est désormais titrée « Paysage ». C’est sous ce nom que le musée inventorie de nouveau la toile, comme « don de l’artiste », avec le numéro 2142. Enfin, lors d’une visite au Kunstmuseum le 22 août 1975, avec femme et enfants, Beat réclame l’œuvre comme sa propriété, et décroche « Paysage » des cimaises. Dans le tumulte qui s’ensuit, il détruit l’œuvre à coups de pieds avant d’être maitrisé par les vigiles. Considéré comme détruit dans l’inventaire jusqu’à sa restauration en 1984, le tableau est maintenant inventorié sous le n° 1984.014
Il serait vain d’épiloguer sur le possible cocktail de médicaments et d’alcool qui a pu amener Beat à cette confusion, et cette épouvantable crise de paranoïa – car la bonne foi du Musée ne fait guère de doute. Dans le domaine de la pure conjecture, on peut imaginer que le ressentiment de Beat vis à vis du Musée date de cette affaire avortée des vitraux de la Petruskirsche, sur lesquels Beat avait travaillé entre 1963 et 1967, et où le Kunstmuseum avait sans doute joué les intermédiaires. Autre hypothèse, qui n’est pas contradictoire avec la précédente : on trouve au dos de deux tableaux des années 1973 et 1975, « [Composition] » et « La ville engloutie » la mention « Kunstmuseum » au crayon. Il est possible que Beat avait sélectionné ces deux tableaux pour une nouvelle exposition, ou bien une vente. L’échec de cette opération a peut-être été le déclencheur de la crise.
Le plus touché dans cette affaire fut sans doute Hugo Wagner, qui avait soutenu Beat dès le début de sa carrière avec constance et affection, et qui se trouvait là traité ni plus ni moins de voleur. Dans une lettre à Colette de 1998, plus de vingt ans après les faits, Hugo Wagner parle ainsi de cet épisode : « C’était une vraie catastrophe qui a beaucoup changé mes activités (…) et tous ces mauvais souvenirs me tracassent souvent la nuit ».