L’eau et le feu
1979-1982
Dans son malheur, Beat peut encore compter sur ses amis lointains, et d’autant plus fidèles. Meret apprend le désarroi de Beat, et lui propose rien de moins qu’une exposition dans la galerie bernoise dépendant de la maison d’édition d’art gérée par son fils Till Schaap, ce dernier grand admirateur du peintre.
En novembre 1981, Till loue une camionnette à Berne et monte à Paris. Il trouve un Beat très angoissé. En effet, la « réhabilitation » du quartier des Halles tire tous les prix du quartier vers le haut, et l’atelier se trouve placé dans une zone de haute spéculation immobilière. L’immeuble appartient à des propriétaires rapaces qui ont décidé de le vider de ses occupants, de le remettre à neuf et de le revendre à des prix conformes à son nouveau « standing ». Déjà, un à un, les voisins de Beat ont été persuadés de déménager, il est désormais à peu près seul dans l’immeuble. Décidé à s’accrocher, il refuse les propositions, résiste aux pressions et aux menaces, mais le sort de son stock de tableaux l’inquiète. La camionnette une fois chargée, Till et Beat partent donc vers le sud. Ils décident de passer la frontière à un petit poste discret du Jura, mais malheureusement les douaniers arrêtent tout de même la camionnette et la fouillent. Beat se trouve incapable de prouver que tous ces tableaux sont de lui, et dénués de valeur marchande ; au bout d’un moment le ton monte, Beat insulte les douaniers qui saisissent les tableaux. Ainsi Beat doit-il rester trois jours à la frontière, tandis que Till descend sur Berne pour batailler avec l’Administration qui lui demande d’évaluer la valeur des tableaux, d’expliquer pour quelle raison ils viennent en Suisse, s’ils vont être mis en vente, etc. Finalement, moyennant un droit de douane non négligeable, Till remonte à la frontière récupérer l’artiste et son œuvre.
L’exposition a lieu à la Galerie Scapa, dans le centre historique de Berne, du 19 novembre au 7 décembre 1981. Beat a sélectionné 23 huiles et gouaches récentes, et comme à son habitude il les a re-titrées par séries thématiques, indépendantes de l’ordre chronologique : « Sierra Morena », n°1 à 8, de 1977 à 1980, « Vers Capestrano » n°1 à 4, de 1979 à 1980, « Petit rêve Andalou », n°1 à 4, de 1972 à 1980, etc. Quelque peu improvisée, l’exposition n’a pas de catalogue, et nous ignorons à quoi correspondent ces nouveaux titres.
Les toiles les plus récentes, à dominante bleue et blanche, trahissent une inspiration de plus en plus nettement paysagiste, et les titres italiens désignent tous des sites architecturaux célèbres : Caprestrano, ville perchée des Abruzzes, Le fameux château octogonal de Castel del Monte, et le village médiéval ligure de Dolceacqua, dominé par sa citadelle. Pour souligner encore mieux cette thématique, Beat présente aussi une de ses œuvres des années cinquante : La Tour de Babel (1952). Nous n’avons pas retrouvé d’image de cette œuvre.
De retour à Paris avec ses toiles, moins quelques ventes, Beat retrouve un atelier comme une place forte assiégée, tous les appartements sauf le sien défoncés par les travaux de rénovation, l’escalier démoli pour construire un ascenseur, la musique couverte par le vacarme quotidien des ouvriers. Qu’importe, Beat résiste obstinément : son atelier, c’est sa vie. En plein hiver, on lui troue sa toiture, et Béat découvre que les ouvriers ont déversé dans les combles juste au-dessus de l’atelier des barils contenant des centaines de litres d’eau – une méthode digne des spéculations immobilières du Chicago des années trente. L’eau coule des murs et du plafond, et envahit le local qui devient vite inhabitable. Beat l’habite quand-même.
Puis vient le dernier coup. Un soir, pour réchauffer l’appartement glacial, Beat fait du feu dans la grande cheminée de la pièce principale de l’atelier, puis s’endort, bercé par une dose d’alcool plus généreuse que de coutume. Le mélange avec les médicaments le plonge dans un sommeil si profond qu’il ne s’aperçoit pas d’avoir glissé, un pied dans le feu. A l’hôpital, on lui diagnostique une brûlure au troisième degré, et on l’hospitalise en chambre stérile. La blessure ne veut pas cicatriser, et on est finalement obligé de l’amputer d’un doigt de pied : désormais, il boîte.
Toutes ces avanies finissent par décourager Beat qui accepte de renoncer à son bail et quitter son local, contre une petite indemnité. Généreusement, Jean-Gilbert Jozon, le galeriste qui l’avait exposé en 1974, propose de stocker ses tableaux dans un local qu’il possède en banlieue. Quant à Beat, tout en se lançant dans la recherche désespérée d’un nouvel atelier, il se réfugie dans le Marais à l’Hôtel Pratic, place du marché Sainte-Catherine, et dépense en chambres d’hôtel le pécule versé par les propriétaires de l’atelier. Malgré tous ses efforts, l’espace dont il a un besoin vital pour continuer à créer reste introuvable, à Paris comme en banlieue – car l’immobilier parisien en ce début des années 80 dépasse largement ses moyens. Colette, qui reste solidaire et suit de loin en loin les démarches de son mari, trouve quelqu’un dans le Marais susceptible de louer un rez-de-chaussée – la personne serait même disposée à prêter sa cour pour monter des expositions. Mais quand Colette organise un rendez-vous, Beat ne vient pas.