Tentations abstraites

1954-1955

Gardant un pied fermement ancré en Suisse, Beat participe à la traditionnelle Exposition de noël à la Kunsthalle de Berne, du 5 décembre 1953 au 10 janvier 1954 – Peut-être est-ce à l’occasion de ce voyage qu’il présente Colette à sa famille ? En mai 1954, Il est à Bâle comme lauréat de la bourse de la Fondation Kiefer Hablitzel, une des principales fondations suisses pour la promotion des jeunes talents artistiques helvétiques. On ignore quelle est l’œuvre qu’il aura présenté pour cette bourse, qui lui vaut un prix de 2.500 FS. Le 15 du même mois de mai 1954, il est de nouveau à Paris pour une exposition personnelle au pavillon Suisse de la Cité internationale, où il montre des gravures, des sculptures et des huiles, exactement comme pour l’exposition de décembre 1952

C’est au cours de cette exposition sans doute que Beat croise un journaliste de « Curieux, premier hebdomadaire suisse romand », qui fait de lui ce portrait singulier : « Lorsqu’on se trouve en face du jeune peintre Beat Zumstein – après avoir contemplé ses toiles, si vigoureuses par la couleur et par le trait – on évoque la contradiction apparente du Richard Wagner des années 1830 à 1840. Même finesse de visage, même douceur dans le regard, qui ne laissent pas soupçonner la violente flamme créatrice qui traverse l’être et le dévore. Ici la puissance ne s’exprime pas par ces fulgurantes fusées de cuivres et de cordes du père de Siegfried ; elle s’étale en longues langues rouges ou bleues, parfois soulignées par un noir tragique et profond. »  (Curieux, « Nos artistes à Paris », mercredi 16 juin 1954)

Sauf la référence wagnérienne (Beat adorait la musique et détestait Wagner), le portrait est assez exact, surtout dans la contradiction entre une apparence douce, voire angélique, et une considérable violence rentrée que l’artiste exprime souvent dans son art, mais pas seulement. S’il parle volontiers de tout à tout le monde, Beat ne supporte pas facilement la contradiction, et d’autant moins si le contradicteur est porteur d’autorité. Il n’hésitera jamais à voler dans les plumes du malappris, sans s’arrêter à la moindre considération de bienséance ou d’opportunité mondaine, mais il ne viendrait jamais à l’esprit de Beat de faire délibérément du mal à qui que ce soit.

« C’était un agneau », rapporte Pierre Rosenstiehl, un de ses plus vieux amis et collectionneur. Sa violence, même physique, est essentiellement théâtrale. Il s’agit de dire son fait, d’imposer son point de vue paradoxal, à la fois solitaire et extraverti. Comme dans la nouvelle d’Edgar Poe (« The Imp of the Perverse»), on peut même diagnostiquer dans son cas un « démon de la contradiction » qui le pousse à adopter dans tout débat le parti le plus minoritaire, le plus solitaire, celui qui l’assure d’avoir tout le monde contre lui. Bientôt Beat aura sur la place de Paris cette réputation dangereuse d’opposant systématique, d’« emmerdeur » patenté, celui dont on adore les sorties, mais qu’on tient soigneusement à distance. C’est compter sans la faculté magique de Beat, de rentrer par la fenêtre quand les portes se ferment … Plus d’une fois des collègues peintres se plaindront de la faculté de Béat à décrocher des expositions, alors qu’eux-mêmes n’y parviennent pas.

Au début du printemps de l’année 1954, avant son départ à Bâle, Beat dépose un dossier et se trouve sélectionné pour exposer au VIe Salon de la jeune peinture, qui se tient pour la première fois au Musée d’art moderne de la ville de Paris en janvier 1955. Fondé en même temps et par les mêmes personnalités que le Salon de la Jeune Sculpture, Denys Chevalier et Pierre Descargues, le Salon de la Jeune Peinture se veut sélectif – les dossiers sont examinés par un jury de professionnels – et international.

On serait bien curieux de savoir si Beat s’y présente en tant que Parisien ou en tant que Suisse. Les quelque 150 artistes de moins de quarante ans installés dans les vastes salles du Palais de Tokyo représentent un art majoritairement figuratif, contrairement au Salon Réalités nouvelles, qui se consacre à toutes les tendances de l’abstraction. En ce début de l’année 1955, Beat se déclare encore artiste figuratif, une figuration de plus en plus travaillée par une tentation abstraite qui, à l’évidence, lui convient particulièrement bien. Aussi va-t-il se construire un discours de circonstance sur d’une recherche « d’équilibre » entre figuration et abstraction. Mais à voir les toiles de Beat cette époque, on sent déjà assez bien où penche la balance.

Au printemps, Beat obtient une nouvelle exposition à Paris, à la Galerie du Haut Pavé, au 3, quai de Montebello, du 18 au 31 mars. Située juste en face de Notre-Dame, sur la rive gauche, la Galerie du Haut Pavé a été créée trois ans auparavant par un Dominicain du couvent Saint-Jacques, le père Gilles Vallée, pour donner aux jeunes artistes l’occasion d’une première exposition personnelle. Galerie « d’essai », association sans but lucratif, La Galerie du Haut Pavé se veut indépendante des circuits officiels et des galeries.

Ouverte exclusivement aux artistes de moins de quarante ans n’ayant jamais eu d’exposition personnelle dans une galerie commerciale, elle bénéficie du patronage de nombreux artistes établis, qui exposent ici bénévolement : entre autres Raoul Dufy, Auguste Herbin, Hans Hartung, Yves Klein, Charles Lapicque, Georges Mathieu, Henri Matisse, Serge Poliakoff, Nicolas de Staël, Pierre Soulages, Jacques Villon … Beaucoup de futurs artistes reconnus auront bénéficié du remarquable militantisme culturel du Père Vallée pour leurs toutes premières expositions, notamment Arman, Olivier Debré, Marie Vassilieff ou Léon Zack. Sauf un carton d’invitation, Beat ne gardera aucune trace documentaire de cette exposition dont on sait seulement qu’il n’y expose que des huiles. Mais il aura soin de la mentionner, de préférence à beaucoup d’autres, dans toutes les courtes biographies qu’il aura à fournir par la suite. Sans doute devait-elle compter pour lui comme sa première exposition parisienne digne de ce nom.

En passant, il faut signaler ici un des mystères les plus résistants du parcours de Beat. Dans les biographies qu’il fournit pour les catalogues d’exposition ou les invitations de ses vernissages, et ce jusqu’aux années 1960, Beat indique qu’en 1953, ou bien en 1957 ou encore en 1958 selon les sources, il aurait exposé ses gravures à une certaine « Artist’s Gallery » de New-York, et à San Antonio au Texas. Or non seulement on ne trouve trace de ces expositions nulle part, mais le témoignage de Colette Zumstein est formel : jamais Beat n’a traversé l’Atlantique. On en est réduit à supposer que Beat aura confié pour vente un lot de gravures, dans le cadre d’une exposition collective. Il est probable qu’il en aura vendu : une de ces mini-biographies, en 1973, indique : « Nombreuses œuvres dans les collections privées en France, Suisse, Allemagne, U.S.A, etc. »