Graveur ou sculpteur ?
1950-1951
Sur sa lancée, Beat enchaîne les expositions en Suisse alémanique : il montre cinq gravures à l’exposition collective « Schweizer Kunst der Gegenwart » (Art suisse contemporain) à Davos en juillet/août 1950. Encore une fois la presse est bonne : « Ce jeune artiste bernois a réalisé une série de tirages grand format en cinq couleurs qui ne se limitent pas à l’héritage de Gauguin et de Munch, dont il est issu, mais témoignent d’un talent indépendant et de bon goût, et d’une forte affinité pour les matériaux. Les couleurs sombres prédominent, les tons lourds et les contours larges et calmes donnent à ses empreintes leur note caractéristique. On aimerait rencontrer cet artiste talentueux à Zurich ! »(Tagesanzeiger fûr Stadt und Kanton Zürich, 1er août 1950).
Zurich justement l’accueille pour une exposition personnelle de grande ampleur à la Galerie Palette, du 13 octobre au 7 novembre de la même année : il y montre 25 gravures sur bois, 9 dessins et 6 sculptures, occupant l’ensemble des espaces de la galerie.
La presse est abondante et globalement élogieuse, mais on relève dans le Neue Zürcher Zeitung du 18 octobre 1950 un article plutôt critique, qui mérite qu’on le cite largement : « C’est un fait fréquemment observé que les artistes surestiment les plus problématiques de leurs œuvres. D’où cela vient-il ? Un artiste se désintéresse de ce qu’il a réussi à faire (cum grano salis). Il l’a sorti de lui-même, l’a maîtrisé, l’a objectivé. Il a trouvé la solution. Le problème non résolu est tout différent. Il ne lâche pas l’artiste – le vrai artiste. Il l’entraine à de nouvelles tentatives, et le pousse à surévaluer ces tentatives qui attirent tout son intérêt, même si elles ne méritent pas cet intérêt (du public, de la critique d’art). (…)
Les sculptures de Beat Zumstein sont des figures féminines libres de tout naturalisme, fortement expressives et basées sur des thèmes bibliques. Il faut les comprendre à partir de ses gravures sur bois polychromes. Dans les gravures sur bois, qui reflètent pour la plupart des impressions de voyages en Espagne et au Maroc (1950), l’être humain individuel est toujours au centre du thème. (…) Leur expressivité rappelle celle de Munch.
Pour l’instant, les sculptures ne sont pas encore aussi caractéristiques. « Judith sans Holopherne », une figure en bois recouverte de métal, ne semble pas venir de la même main que « Potiphar Frau », une figure en plâtre. Ici la volonté artistique n’est pas encore devenue un style, même si les deux sculptures mentionnées ne frôlent pas les limites du bon goût comme la troisième, « Herbst-Zeitlose » avec ses cheveux roux et ses lèvres vertes (une coloration qui provient des gravures sur bois). Mais ce sont précisément ces sculptures que Zumstein apprécie le plus, et il veut négliger l’art de la gravure sur bois, qui pour l’instant suffit à justifier son statut d’artiste (les dessins pèsent relativement peu). En tant que sculpteur en tout cas, il lui reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’atteindre le niveau et l’originalité de ses gravures sur bois. »
On pourra légitimement s’interroger sur l’influence de cet article sur le jeune artiste de 23 ans, puisque Beat va persister à exposer ces mêmes sculptures dans ses expositions des années cinquante, en Suisse et en France. Mais à deux exceptions près en 1953 et 1955, un portique pour une école maternelle de Berne et une fontaine, commande de la ville de Thun, il ne produira plus aucune œuvre en trois dimensions à partir de l’année 1951. En décembre 1950, il montre sa « Zeitlose » à l’exposition de Noël de la Kunsthalle de Berne. En février 1951, il la présente encore pour une nouvelle exposition à l’Anliker-Keller, et c’est elle, de dos, qui orne le carton d’invitation. Mais encore une fois, les gravures polychromes sur bois dont Beat livre une nouvelle série attirent l’essentiel de l’attention, ainsi qu’une série de nus « dans des poses parfois assez audacieuses (…), l’élément physico-sensuel semblant trop directement mis en avant » (Der Bund, 4 février 1951).
Les dessins, souvent en couleurs, retracent cette fois-ci le voyage de Beat en Angleterre au printemps 1950, et son vaste pèlerinage de cathédrales. Les gravures polychromes sur bois revisitent encore une fois le matériau hispanique et marocain, dans les versions davantage lumineuses et colorées. On trouve aussi désormais des sujets plus expressionnistes, énigmatiques, oniriques, voire surréalisants.
Doit-on y voir là l’influence de son amie Meret Meyer-Benteli, une des personnalités les plus intrigantes et secrètes de son époque ? Fille de l’éditeur d’art Benteli, côtoyant dans sa jeunesse Klee et Kandinsky, danseuse professionnelle auprès de Marie Wigman et Katharina Dunham, formée en peinture auprès de Fernand Léger jusqu’à sa mort en 1955, elle a laissé une œuvre d’une qualité saisissante, surréaliste et fantastique, faite de visions oniriques intensément colorées, de jungles proliférantes, d’animaux fantastiques … Un travail pictural qu’elle gardera secret tout sa vie durant.
On ne peut douter que l’amitié profonde entre Beat et Meret ait l’art pour ciment, même si on raconte dans les deux familles qu’une relation romantique a pu exister au préalable. Profondément fidèle, Meret sera toujours présente pour aider Beat en cas de besoin. Ils se fréquenteront, se visiteront et s’écriront toute leur vie. En 1950 et 1951, Beat crée une série de gravures sur bois de format carré, dont le fils de Meret assure qu’ils sont des portraits de sa mère.
Cette figure féminine au traits puissants se retrouve d’ailleurs dans de nombreuses gravures de cette époque. Au tout début des années cinquante, alors que Beat reste à Berne chez ses parents, Meret fréquente la Kunstgewerbeschule, l’école d’art appliqués de Zurich. Deux ans plus tard elle part à Paris poursuivre ses études d’art, tout comme l’a fait Beat un an auparavant … Il serait périlleux de tirer des conclusions de ces « hasards objectifs ».