Un artiste helvétique

1927-1945

Beat Zumstein nait à Berne le 2 août 1927. Le lieu d’origine indiqué sur ses papiers est Seeberg, à une trentaine de kilomètres au nord de la capitale helvétique, mais Beat n’a sans doute jamais mis les pieds dans ce petit bourg rural endormi ; car en Suisse, on indique d’abord « l’origine » d’un citoyen (ou « Heimat »), c’est à dire la ville ou ses ancêtres ont obtenu pour la première fois le « droit de cité ». Malgré sa vocation nationale, Berne n’a pas l’aura et l’activité d’autres capitales européennes comme Londres ou Paris, ni même comme Genève ou Zurich. Un centre médiéval encaissé, des zones résidentielles, industrielles et ouvrières en périphérie, un décor sombre, pittoresque et quelque peu étouffant : on comprend sans peine que le jeune Beat, très tôt, fasse de projet de s’en échapper.

Walter, le père, est comptable à la Banque cantonale de Berne. Son titre de gloire est d’avoir été le comptable en chef de l’Exposition nationale suisse de 1914, à l’âge de 24 ans. Sa famille le décrit comme un personnage très rigide, dépourvu d’humour, fermé sur son monde de rationalité et de chiffres. Il n’en est pas moins un père aimant, à sa manière ; il soutiendra toujours la vocation de peintre de Beat, et suivra méticuleusement ses aventures, prodiguant ses bons conseils dans un déluge de cartes postales. Mina, la mère, est une femme petite et ronde, aimable, effacée derrière son mari.

Heinz, le frère, de deux ans plus âgé, n’a pas l’esprit rebelle du cadet. C’est un alpiniste confirmé : en 1957 il fait partie de la cordée de secours partie sauver Claudio Corti et Stefano Longhi échoués sur la face nord de l’Eiger. Heinz et Beat partent d’ailleurs souvent ensemble en montagne, souvent à pied, même s’il s’agit de montagne à vaches : les capacités de Beat sont modestes en ce domaine. Mais plus d’une fois Walter part à leur recherche de peur qu’il ne se perdent. Des deux frères, l’un est conquérant, l’autre contemplatif. Pour Beat la Nature est une source inépuisable de formes et de couleurs. Enfant, adolescent, il s’y absorbe totalement, il acquiert non seulement une connaissance directe, mais aussi livresque du milieu naturel : les noms des plantes, les noms des pierres. C’est par ce biais que sa vocation artistique se révèle tout d’abord.

Beat et sa mère, années 1940
Beat et sa mère, 1946

On n’a pas d’anecdote sur le déclenchement de cette vocation, ni la façon dont il impose ce choix à sa famille. Un fois rassuré sur le sérieux de son rejeton, Walter en tout cas ne s’y oppose pas, bien au contraire : un fils artiste peintre est pour lui une source de grande fierté. Et c’est ainsi que Beat se trouve lancé dans le cursus classique de l’artiste suisse, à commencer par l’école d’arts appliqués.  En Suisse à cette époque, on considère normal pour un artiste d’apprendre d’abord un métier auprès d’un maître artisan, avec fréquentation simultanée d’une école professionnelle. L’idée est qu’il serait irresponsable de former des jeunes en tant qu’artistes avant qu’ils n’aient appris les bases solides d’une ou plusieurs professions : graphiste, photographe, décorateur, retoucheur, typographe, lithographe, dessinateur, décorateur d’intérieur, sculpteur, relieur, orfèvre, créateur de textiles, d’accessoires de mode …

Cette conception de la formation artistique trahit une méfiance assez philistine vis-à-vis de l’art tel qu’il évolue dans ces années quarante au plan international, vers l’abstraction notamment, au bénéfice d’une esthétique, des valeurs et des carrières exclusivement suisses. En réaction, le (ou la) jeune artiste suisse aura systématiquement tendance à clore son cursus par un voyage d’études, pour découvrir ce qu’il ou elle a manqué, se confronter aux tendances actuelles et positionner son travail sur le marché international. A cette époque Paris, qui reste encore pour quelques années la Mecque de l’art, est une destination privilégiée.

Le jeune Beat Zumstein suit avec un enthousiasme apparent toutes les étapes de ce programme, malgré la discipline quasi-prussienne de l’enseignement. Inscrit comme graphiste en 1944 à l’École d’arts appliqués (Gewerbschule) de Berne, puis en 1945 au Teknikum de Biel (Bienne, canton de Berne) dans le département d’artisanat d’art, il apprend la sculpture et la lithographie. Il travaille avec acharnement, trouve encore le temps de suivre un enseignement de dessin en cours du soir, et se fait engager bénévolement chez un sculpteur de pierre tombales pour se perfectionner. Dans ses moments libres, il peint.